EDITO  

Marie-Agnès Fremont

UN MONDE FRATERNEL

Pourquoi aspirer à un monde fraternel ? Nous sommes frères parce que nous avons le même père, le logos solaire, qui donne vie à tout le système solaire, et parce que nous sommes issus de la même mère, notre planète. Mais l’expérience nous montre qu’il est parfois difficile de vivre notre fraternité avec tous les règnes de la nature et au sein de l’humanité elle-même.

L’irruption d’un minuscule virus vient de bouleverser notre mère-planète. La pandémie met en exergue la fraternité qui nous lie en une interdépendance primordiale : le virus ne s’arrête pas aux frontières et nous respirons le même air ! Le coronavirus 19, issu du règne animal, questionne de façon cruciale les relations interrègnes. De surcroît, si la crise a fait naître un élan de solidarité et de fraternité, elle a aussi stimulé les intérêts égoïstes allant jusqu’à voler les masques convoités sur le tarmac des aéroports… Que de paradoxes et de questionnements dans notre vécu fraternel !

Puisque nous sommes frères à l’échelle du monde, comment la fraternité va-t-elle caractériser nos relations ? L’expérience humaine de la famille nucléaire nous inspire les mots de solidarité, soutien, générosité, empathie, compréhension, amour ; mais là encore, ces sentiments ne vont pas de soi. Comment la conscience de cette fraternité mondiale s’installe-t-elle progressivement en nous ? Quelle est sa source ? Est-elle innée ou acquise ?

Freud énonçait que l’être humain est à sa naissance un petit être pulsionnel, soucieux de son seul plaisir, et que c’est l’intériorisation des règles imposées par la nécessité de vivre ensemble qui le transforme en être civilisé. À la même époque, Durkheim soutenait que c’est l’enseignement de la morale républicaine qui a un rôle socialisateur. Ainsi, autant le psychanalyste que le sociologue considéraient que l’être humain ne s’ouvrait aux autres que par l’apprentissage des règles morales grâce à l’éducation et la culture. L’altruisme serait-il donc exclusivement un acquis ?

L’hypothèse que nous défendons dans cette revue est inverse. La fraternité et l’amour, son corollaire, sont fondamentalement inscrits en nous, car le dessein de la Vie à l’origine de notre système solaire est l’amour.

Le Père qui donne vie à notre monde est donc amour ! Cet amour grandiose se manifeste par l’impérieuse force d’attraction qui rattache notre système solaire à celui de Sirius. Dans le macrocosme, elle maintient la révolution des planètes autour de notre Soleil et, au niveau microcosmique, elle maintient la cohésion de toutes les formes. Cette énergie magnétique et attractive que nous appelons amour est l’âme de toutes choses. Elle éveille progressivement la conscience dans tous les règnes où elle stimule l’attraction et la tension entre les paires d’opposés (entre ce qui est évolutif et ce qui est involutif). Elle insuffle une expression d’amour embryonnaire jusque dans la densité du minéral.

Dans le monde végétal, la conscience émerge avec plus de facilité et de sensibilité et c’est aussi de l’amour. Dans le règne animal, ce sont les désirs instinctifs fondamentaux qui apparaissent et dans le règne humain, ce sont les désirs plus raffinés qui se font jour, car la tension de plus en plus consciente entre les opposés stimule l’éveil.

De ce fait, l’amour est présent en germe dans tout le vivant, quels que soient le règne de la nature et le niveau de conscience.

Dans des domaines divers et de plus en plus nombreux, des chercheurs mettent en lumière cette empreinte d’amour, de solidarité et de fraternité au sein de tout le vivant. Primatologues et éthologues décrivent les comportements de solidarité et d’entraide chez des animaux, y compris d’espèces différentes. Les neurosciences cherchent à mettre au jour les bases cérébrales Des comportements prosociaux. L’empathie et son corollaire, la bienveillance, sont devenus un mot d’ordre dans l’enseignement, le management, la politique…

Solidarité, entraide, bienveillance, sommes-nous en train de découvrir et d’adopter un nouveau paradigme ? Beaucoup de voix s’élèvent en ce sens. Des penseurs, philosophes, botanistes nous font découvrir une nouvelle relation au vivant.

Jacques Lecomte soutient que notre cerveau est prédisposé à l’amour, l’amitié, la coopération.

Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, montre que les comportements individuels peuvent être justifiés par « l’empathie, la générosité et l’esprit public »4. D’autres auteurs5 tentent de faire de l’altruisme, la coopération, l’entraide un nouveau paradigme global pour penser le comportement humain et fonder une société meilleure, empathique, solidaire et bienveillante.

Dans un discours prononcé en 2006, Barack Obama exprimait qu’il était urgent « de voir le monde à travers les yeux de ceux qui sont différents de nous, l’enfant qui a faim, le sidérurgiste qui a été licencié {…}. Quand vous pensez ainsi, quand vous faites preuve d’empathie avec la souffrance des autres {…}, il devient plus difficile de ne pas {…} aider ».

Faire naître chez les citoyens une prise de conscience de leurs intérêts communs pourrait- il devenir une doctrine politique ? L’idée de solidarité cherche à s’imposer : qu’elle soit invoquée pour venir en aide aux réfugiés, pour légitimer les mécanismes de protection sociale ou pour surmonter une crise sanitaire. La prise de conscience de l’interdépendance entre citoyens pour affronter collectivement les risques et les grands défis va-t-elle être un pas vers un monde plus fraternel ?

Les résistances sont fortes et le chemin est semé d’embuches. La pandémie qui impose des mesures d’isolement et rend chaque contact suspect, est susceptible de diminuer la confiance des individus dans leurs semblables. Après la mort de George Floyd, homme noir américain, consécutivement à des violences policières, les manifestations contre le racisme enflamment le monde et dégénèrent à leur tour en violence. L’aspiration puissante à accoucher d’un monde plus fraternel est indéniable, mais la pratique de l’altruisme fraternel nous met durement à l’épreuve.

C’est l’exercice de la compréhension aimante qui consacrera véritablement la fraternité humaine en rassemblant amour et intelligence au service du bien commun. Sa loi gouvernera la prochaine civilisation, celle qui consacrera le règne de l’âme.

1 Alice Bailey, Traité sur les sept rayons, vol. I, § 337.

2 Baptiste Morizot, Manières d’être vivants, Éd. Actes Sud, 2020.

3 Jacques Lecomte, La bonté humaine, altruisme empathie, générosité,

Éd. Odile Jacob, 2012.

4 Amartya Sen, L’idée de justice, Éd. Flammarion, 2010.

5 Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme, la force de la bienveillance, Éd. Nil, 2013.