HERCULE ET LA PREMIÈRE INITIATION

Delphine BONNISSOL

Dans la quête qui le pousse depuis la nuit des temps à transcender le monde manifesté, l’être humain parcourt un long chemin jalonné de crises qui sont des portes ouvertes sur une profonde modification de sa conscience. Dans les cinquième et sixième de ses douze travaux, Hercule aborde l’une de grandes étapes de son évolution, celle où se joue le passage de la forte personnalité intégrée à l’homme nouveau de la première initiation

La première initiation est en lien avec le travail effectué par Hercule dans le signe de la Vierge, mais ce travail ne peut être dissocié du travail précédent dans le signe du Lion. En effet, l’âme ne peut donner naissance au Christ-Enfant, conscience de la lumière en soi, que lorsque l’expression mentale, émotionnelle et physique de la divinité cachée, mais toujours présente dans la forme, manifeste le développement indispensable à l’épanouissement d’une personnalité individuellement consciente de soi. C’est cette personnalité intégrée, au summum de sa puissance, qu’Hercule affronte en lui-même dans le signe du Lion.

Le massacre du lion de Némée

Dans ce cinquième travail (signe du Lion), Hercule doit tuer un lion redoutable qui détruit le pays, contraignant les habitants à trembler derrière leurs portes closes. La personnalité intégrée- Lion a certes parfois entendu la voix de son âme, elle est capable de répondre à l’appel de ses frères humains, mais elle n’en reste pas moins égocentrée, au service de ses projets personnels, extrêmement puissante dans les plans de la matière, et peut causer des ravages dans l’intime de l’individu comme dans son environnement. Le combat entre la partie spirituelle de l’être et sa partie personnelle est donc, à ce niveau, loin d’être gagné. C’est dans l’ombre et le silence d’une grotte dont il a lui-même volontairement fermé les deux issues qu’Hercule affrontera à mains nues son lion intérieur :
– issue sur l’extérieur, afin de ne pas se laisser entraîner par les « voix » du monde. L’hyper-dynamisme de sociétés dominées par l’obligation de rentabilité et la compétition engloutit l’homme moderne dans un affairisme forcené, très éloigné de son être profond. Mais il est également confronté, dans son psychisme, par le biais des évènements et des rencontres, aux résonances multiples qui n’ont de cesse de le ramener dans son passé ou de le projeter dans un futur qu’il veut maîtriser, et qui le coupent d’une réalité présente chargée du sens de la vie.
– issue sur l’intérieur, une manière subtile de nous rappeler que l’individu égocentré est seul maître à bord tant qu’il n’a pas confié la direction de sa vie à cet être intérieur qui ne prendra naissance que dans le signe suivant, celui de la Vierge. L’âme, pourtant présente, n’intervient pas dans ses choix, laissés à son libre-arbitre ; elle ne peut qu’insuffler à la personnalité la force et le désir de se maîtriser elle-même, en laissant se développer l’aspect volonté qui permettra l’affrontement. Quel défi pour l’être humain que d’avoir à combattre sa volonté personnelle à l’aide de sa volonté personnelle ! On comprend qu’il y faille du temps, ce temps qui permettra peu à peu à l’énergie de l’âme de s’infiltrer dans la forme et d’infléchir la trajectoire, lentement mais irrémédiablement, grâce à l’énergie d’amour. C’est en « tordant le cou » au lion, le privant d’air, qu’Hercule triomphe. La maîtrise du mental-intellect est indispensable, pas sa destruction. Notre organe de pensée est notre centre de volonté créatrice, il est le lieu du combat mais aussi le point de contact et le passage de l’intuition porteuse du projet divin. Lorsque la volonté de l’âme éclaire la volonté personnelle, le lion intérieur, qui a longtemps dominé les autres, s’impose de se dominer lui-même, avant de se laisser définitivement dominer par le divin en soi. Ce rude combat permet à l’homme-Hercule de développer de belles qualités : d’abord, un courage inébranlable et déterminé à maîtriser sa nature inférieure et puis, une foi sans limites dans sa force et sa conviction intérieure. Une conviction intérieure qui s’inscrira profondément en lui dans l’étape suivante décrite dans le signe de la Vierge.

La prise de la ceinture d’Hippolyte

Ce sixième travail (signe de la Vierge) possède une particularité : aucune information n’est donnée au héros au début de l’épreuve. Hercule devra « essayer son courage contre un adversaire différent », une autre étape donc que celles qui ont consisté jusqu’alors à lui permettre de développer puis d’intégrer ses trois corps de matière en cette personnalité puissante qu’il a combattue dans le signe précédent.
Il ne sait pas ce qui l’attend et lorsqu’il rencontre Hippolyte, la reine des Amazones, qui lui offre la ceinture de Vénus, il ne l’écoute pas, se bat avec elle, la tue et lui arrache la ceinture. Or cette ceinture, « symbole de l’unité », est pour Hercule la marque d’une rencontre capitale, et son erreur, cette fois-ci, l’arrêtera dans sa progression tant qu’il ne l’aura pas corrigée. Une vie pour une vie, il sauve ensuite une jeune fille, Hésione, qu’il délivre en plongeant dans les profondeurs du ventre d’un monstre marin qui l’a avalée. Hercule, qui a pourtant « uni » ses trois corps en un tout puissant, est confronté à une autre « unité » qu’il n’a pas encore atteinte : celle qui relie l’âme qu’il a contactée et la personnalité dont il vient de maîtriser la puissance, mais dont il ne sait pas très bien quoi faire : faut-il la supprimer pour atteindre le monde de l’âme ?
Lorsqu’il se présente devant la reine, fort de sa victoire sur le lion, Hercule est un « guerrier » qui agit brutalement sans prendre le temps de réfléchir : s’il a développé plus qu’il ne faut son énergie dynamique, masculine, l’énergie de réceptivité, féminine, elle, à l’évidence, ne l’a pas été au même degré. La ceinture de l’unité lui est « offerte », mais il n’est pas prêt à la recevoir. Il est encore marqué par la dualité et ne comprend pas le lien d’amour que symbolise cette ceinture. Il ne comprend pas qu’il lui est demandé d’unir en lui les l’Esprit et du monde de la forme, pour que se révèle dans sa terre intérieure la réalité spirituelle sont cachée, « l’Enfant-Christ en soi, l’espérance de la Gloire ». En tuant Hippolyte, « la donatrice de dons splendides, la gardienne du possible, la mère de l’Enfant sacré », Hercule détruit la mère-matière qui « garde, chérit et nourrit l’âme cachée, la mère qui protège le germe de la vie du Christ »2, et qui seule permet l’incarnation et donc l’évolution. C’est là son erreur, car cette Terre-mère doit être préservée afin que le germe de vie un jour fécondé fasse d’elle la « Vierge Mari(é)e » portant en son sein l’Enfant sacré.

« Il est intéressant de remarquer que le premier travail sur le Sentier de Probation commença par un échec partiel, dans le Bélier, et que le premier travail sur le Sentier du Discipulat, dans la Vierge, est aussi “mal fait”. Le disciple doit toujours être sur ses gardes, car le risque d’erreur et de faute demeure. […] Cependant, son échec n’est que temporaire. » Alice A. Bailey, Les travaux d’Hercule, § 110.

Lorsqu’il le comprend, frappé par une conscience nouvelle – les cris de la jeune Hésione qu’il doit sauver des griffes du monstre de son ancien monde –, Hercule s’engage dans le long et périlleux voyage de la purification de son être, de ce lion intérieur qui n’en finit pas de mourir. En plongeant dans le ventre du monstre, c’est la profondeur obscure de ses mémoires chargées de mirages et d’illusions qu’il affronte pour les transformer. Et c’est à la pointe de l’épée de son mental aiguisé, à présent prêt à accueillir l’énergie de l’âme, qu’il se fraie un chemin vers la lumière, serrant contre son cœur enfin ouvert à l’amour, la jeune Hésione, sa terre toute neuve, porteuse de l’union entre matière et Esprit, le Christ intérieur jusqu’alors latent et à ce moment révélé. Devenu conscient de la présence en lui de cette étincelle de feu, de ce Dieu immanent, Hercule atteint l’étape de la première initiation qui éveille de manière définitive la sensibilité à la vie christique et à la conscience spirituelle. Aboutissement de la voie mystique, cette initiation marque l’entrée dans la voie illuminée qui amènera le nouveau disciple à une perception sûre et scientifique de Dieu.
Appelée aussi « naissance du Christ dans le coeur », cette première initiation correspond, dans la vie du Christ, à la naissance à Bethléem, « la maison du pain ».

Que dit ce mythe à l’humanité actuelle ?

L’humanité dans son ensemble est sur le point de prendre cette initiation qui marque la maîtrise du plan physique. Ne pourrions-nous lire dans les épreuves qu’elle traverse actuellement, la plongée dans les entrailles de tous les manques et les erreurs d’un monde ancien qui se délite ? La cristallisation des attitudes égocentrées et séparatives ne serait-elle pas le résultat logique d’une puissante résistance au changement qui se profile ? La peur et la souffrance ne sont cachées elles pas les puissants leviers qui, depuis toujours, amènent de profondes mutations dans la conscience humaine ? Les crises ont toujours été, tant sur le plan individuel que collectif, des portes ouvertes sur d’autres champs de conscience. Celle que l’humanité traverse aujourd’hui et qui touche tous les domaines, particulièrement ceux qui sont en relation avec le plan physique (« la maison du pain ») – argent, maladie, sexualité –, amène au grand jour les pires comportements humains comme les meilleurs. On peut y lire l’affrontement de deux mondes : celui d’une personnalité vierge de lumière dans les derniers soubresauts d’un égocentrisme séparateur qui ne peut plus perdurer, et celui d’un monde nouveau, apte à reconnaître humblement ses erreurs, qui se lève à l’horizon et dont on voit les premières lueurs. Un monde plus fraternel, plus juste, plus respectueux des êtres et des choses, un monde de coopération harmonieuse.
En tant que cellule humaine, il est de la responsabilité de chacun d’apporter sa part dans la construction de cette Terre nouvelle : par un effort accentué de purification des anciens clichés, des schémas enfermants de pensée, générant des comportements égocentrés qui nous séparent les uns des autres. Il est grand temps d’exposer notre terre intérieure aux rayons bienfaisants et puissamment transformateurs de l’Enfant-Christ en nous. Il est temps de poser les armes du guerrier, de ne plus consacrer toute notre énergie à nous imposer des schémas acquis ou des idéaux chimériques qui nous éloignent de notre réalité et de notre vérité.
Peut-être pourrions-nous lire dans le rythme de vie ralentie généré par la pandémie actuelle, une incitation à développer ce qui manque cruellement à notre monde occidental : une manière de vivre plus paisible, plus lente, plus douce qui nous permette de respirer le monde au lieu de l’étouffer, de sentir et de recevoir l’espace qui nous entoure au lieu de lui imposer notre sceau. Comme Hercule dans le mythe de la Vierge, nous allons trop vite, nous arrachons à la vie ce qu’elle nous offre et le détruisons. Entendre son message, c’est comprendre qu’il devient vital pour chacun de rééquilibrer ses deux polarités en redonnant droit de cité à une énergie sensible, à des émotions riches et injustement décriées, à une « voie du sentir »3 qui ouvre à de justes relations avec toutes les formes manifestées. Mais c’est aussi comprendre qu’il est temps de réensemencer par « le germe de la vie du Christ » une civilisation embarquée dans un tel tourbillon matérialiste qu’elle en oublie ses plus belles valeurs. Nous avons à œuvrer chaque fois que nous le pouvons pour sortir de l’ancien schéma qui oppose matière et Esprit. Le mythe de la Vierge nous invite à vivre dans le monde en tant qu’âme et personnalité ensemble. Changer notre terre pour que le monde change, c’est aujourd’hui cesser de regarder l’âme comme une entité extérieure et supérieure. C’est regarder le divin en soi comme notre essence fondamentale s’exprimant sur la Terre grâce à la personnalité. C’est vivre cette Présence au cœur de nous-même, chaque jour, intensément conscient que là est la source du flot de Vie qui nous traverse et nous guide, que là est la source d’une joie qui peut irradier le monde. Le challenge qui attend l’humanité sera, lorsqu’elle aura atteint l’état de conscience de la première initiation, de vivre au quotidien cette très belle parole de l’âme Vierge :

« Je suis la Mère et l’Enfant. Moi, Dieu, Je suis Matière ».

1- Cette lecture du mythe se fait à partir du livre écrit par Alice A. Bailey, Les travaux d’Hercule, qui présente l’ensemble des douze travaux dans une vision évolutive de l’être humain. L’ordre établi est donc différent de celui de certains documents ou études davantage centrés sur l’aspect mythologique. Sous cet angle, le parcours d’Hercule est celui de tous les êtres humains dans leur passage de l’ombre à la lumière.
2- Alice A. Bailey, Astrologie ésotérique, § 252.
3- Luis Ansa, La voie du sentir, enseignements réunis par Robert Eymeri, Éd. Le Relié, 2015.